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Pour les besoins de notre enquête, nous nous sommes mis dans la peau d’un faussaire pour prouver l’imposture de ces revues «scientifiques» prédatrices que des institutions officielles font pourtant valoir.
Nous avons réussi à y publier un faux article ! Et il faut avouer qu’une fois notre canular commis, nous avons même ressenti cette jubilation que ces faussaires éprouvent, allègrement parvenus en faisant fi de la morale et de l’éthique.
Notre forfait commis, nous déposons donc notre titre de «faux» professeur en physique avancée et retournons à notre carrière de humble journaliste.
Début de notre enquête sur la quantité, la qualité mais également l’opportunité des thèmes de la recherche scientifique nationale, nous avons passé en revue plus d’un millier d’abstracts et de citations et autant de renvois à des revues internationales : Journal of Cancer Research and Therapy, International Journal of Advanced Research, American Journal of Scientific Research, Journal of Electrical engineering, European Journal of scientific research, etc. Autant d’honorables références au crédit de notre élite nationale dirons d’aucuns.
«Que nenni ! Tout faux», s’exclament les initiés aux sombres arcanes de l’université algérienne. En vérité, il s’avère que ces pseudo revues scientifiques n’ont en réalité, malgré leur appellation faussement savante, aucune rigueur scientifique.
Ces «chiffons» fièrement exhibés sur les sites des universités et des laboratoires de recherche algériens, sont édités. Ils publient moyennant argent «absolument n’importe quoi» et ne distinguent point entre bonne ou mauvaise science ni ne s’encombrent de réviser des contributions, médiocres soit-elles, si ce n’est qu’un honteux plagiat, voire même un pur canular comme nous sommes arrivés à le prouver.
«Voyez-vous, vous êtes journaliste, profane de la recherche en métaux et alliages et vous êtes aisément parvenu à vous faire accepter pour la publication d’un article sur la physique avancée, soit-il encore plus ridicule que faux, et dans plusieurs de ces revues que mes pairs font valoir pour asseoir leur réputation et obtenir des promotions, soutenir des doctorats, habilitations et non moins que l’élévation au grade de professeur», commente, désappointé, un physicien à la lecture de notre article «bidon».
Pour tenter de vérifier l’authenticité de quelques-unes de ces revues scientifiques, nous avons visé une sélection d’éditeurs figurant sur les listes de publication de plusieurs universités et laboratoires nationaux, mais aussi, malencontreusement, blacklistés par les plus prestigieuses universités mondiales, dont Harvard à titre d’exemple. Et afin de recentrer l’approche sur la communauté nationale, nous avons pris contact avec des revues sur lesquels des noms de professeurs algériens figurent sur la liste des comités de lecture.
Nous nous sommes présentés en tant que professeur en physique et chef de laboratoire de recherche. Et, suivant la procédure en vigueur, nous avons soumis à nos éditeurs notre objet de recherche pour relecture et évaluation par des pairs en vue de le publier en «open access» à la communauté scientifique mondiale.
Cher «pro faussaire»
Plagiat pour plagiat, l’objet du délit était en fait un lamentable artifice ; pour attirer l’attention de nos correspondants, nous avons prémédité de reproduire des études de personnalités scientifiques plus ou moins connues : nous avons soumis des extraits d’un article publié par Iman Houda Feraoun (physicienne et actuelle ministre) cosigné avec Hafid Aourag (physicien et actuellement directeur de recherche).
Mais vu que l’intégralité des travaux du duo piraté n’est pas disponible au public mais contre un paiement en devises, nous nous sommes contentés de leur siphonner le titre et le résumé et de développer en bidouillant une étude similaire volée à d’autres physiciens étrangers de renom. L’article est truffé de «chiffons rouges» faisant référence à un ouvrage de psychologie dans la bibliographie.
Et pour pousser l’imposture plus loin, nous citons une vague théorie d’un physicien créé de toutes pièces : Maxwell-Bouteflika Boltzmann ! A peine une vingtaine de jours après, nous recevons les premières acceptations.
«Cher professeur Mohamed Staifi (journaliste d’El Watan, ndlr), après un débat critique par notre comité de lecture et nonobstant une motion de rejet émise par un seul pair, la rédaction a validé votre article à la majorité», nous félicite le rédacteur en chef de l’International Journal of Advanced Research, rejoint par celui de International Journal of Multidisciplinary Research Academy.
Quelques jours plus tard, d’autres éditeurs s’intéressent à nos «travaux» et nous commençons à recevoir des spams, des invitations à participer à des conférences ; puis suivent des sollicitations de plusieurs de ces fausses revues nous proposant cordialement de faire partie de leur comité éditorial.
Par la suite, nous avons appris que les boîtes mail de plusieurs enseignants algériens étaient également inondées de ce genre de sollicitations et que la majorité tombe allègrement dans le piège «par vanité, croyant avoir affaire à une consécration de leur notoriété scientifique ou afin d’étoffer leur CV», nous confie un enseignant de Blida.
Effectivement, ils sont plusieurs centaines dont l’identité est consultable sur internet. Ainsi, moyennant quelque 1500 dollars, nous sommes désormais en mesure de fabriquer un faux CV vérifiable, figurant au même titre que des milliers de scientifiques algériens sur plusieurs bases de données.
La Golden connection
Idéalisé, l’essor fulgurant de l’«open access» dès l’année 2000 — initiative de Budapest — présageait la libération du savoir mondial au grand public sans restriction et son émancipation du monopole des grands éditeurs mercantiles tels que Elsevier et Springer.
Or l’open access dit «gold» – par opposition au «green open access» car payant – fit flairer le filon à la faune de cybercriminels et autres escrocs internationaux. Ils auraient engrangé rien que l’année dernière plus de 75 millions de dollars selon Science Magazine et on y compte plusieurs milliers de fausses contributions scientifiques.
Une constellation de contrefacteurs au service de faux chercheurs et autres «scientifiques» malhonnêtes en quête d’une promotion conditionnée justement par la publication.
De plus amples investigations sur ces éditeurs sournois s’imposait pour démêler l’écheveau de ces scabreuses affaires et tenter d’en mesurer l’ampleur dans nos institutions universitaires.
Ainsi de correspondances aux rédacteurs en chef — réels et fictifs — de ces revues en appels téléphoniques à des scientifiques étrangers membres de comités de lecture – complices ou abusés — nous avons été impressionnés par l’étendue faramineuse de ces réseaux de faussaires internationaux.
A ce propos, l’exemple de L’American association for Science and Technology qui promeut la science algérienne — tout comme L’American Journal of Scientific Research — n’a d’américain que le nom ; il opère depuis une boîte postale aux îles Seychelles, faisant valoir un comité de lecture fantomatique, à l’image d’autres bandes de pirates savants qui sévissent dans la sphère de la publication scientifique domiciliés aux Etats-Unis, mais opérant depuis l’Egypte, l’Inde, le Pakistan, la Chine ou l’Afrique du Sud.
Beaucoup d’Algériens y participent comme auteurs et membres de comité éditorial, de bonne ou de mauvaise foi. Ces derniers assistent les prédateurs qui sévissent par coordonnées bancaires interposées pour aspirer les dollars de nos universitaires.
«C’est une situation kafkaïenne, comment peut-on faire le tri dans notre communauté scientifique ? Comment distinguer les fourbes scientifiques entre nantis apparatchiks surdiplômés et pauvres enseignants niais, en quête désespérée de publication de leurs travaux ?
Combien sont ces auteurs vraiment savants et bien intentionnés qui ont malencontreusement publié dans un journal frauduleux par ignorance», s’interroge un chercheur de Mostaganem, où le phénomène avait pris des proportions alarmantes, selon lui.
Et d’ajouter : «Pourquoi se tait-on sur cette question ? Ne vaut-il pas mieux en parler devant l’opinion publique, ne serait-ce que pour sensibiliser les étudiants en post- graduation ?»
Un autre enseignant, maître de conférences à Constantine, réplique à son interrogation : «Il n’y a qu’à demander à la commission formée par l’ancien ministre Mebarki en juin, la Commission nationale de validation des revues (CNVR), elle a vite été gelée en catimini.» Et de renchérir : «Les responsables veulent régler ce problème sans faire de vagues car cela dépasse l’université. Il y va de la crédibilité de tout le système politique.»
Iceberg !
Quelle est l’ampleur réelle de ce déplorable phénomène ? Quel enseignement peut-on tirer de ce manque de rigueur flagrant ? Quelle est la part de responsabilité morale des individus impliqués ? Qu’en est-il de celle de l’administration centrale ? Et si les futurs post-graduants n’ont plus l’opportunité de passer par ces sentiers douteux, qu’en sera-t-il de ceux-là mêmes censés les encadrer et dont la réputation s’avère entachée ? Serait-il possible de tous les débusquer sans risquer de décimer notre propre système universitaire ? Dilemme.
«Publish or perish (publier ou périr), c’est la question qui taraude tout scientifique, soit-il mal formé ou mal informé. Nos chercheurs subissent de fortes pressions pour publier en vue d’accéder aux postes supérieurs.
Ils sont harcelés par l’obligation de résultats de recherche et poussés à publier à tout prix, quitte à le faire n’importe où afin de booster les places de nos universités dans les classements webométriques, comme celui de Shanghai ou d’autres métriques purement quantitatifs qui négligent éperdument la qualité et le contexte et encore moins l’opportunité socioéconomique de ces recherches sur les populations», explique un chercheur de Sidi Bel Abbès.
Nous avons été impressionnés par l’étendue faramineuse de ces réseaux de faussaires internationaux, mais nous avons été encore plus ahuris devant la prévalence de leurs citations sur les sites de plusieurs universités nationales. «Ignominieux n’est pas assez explicite pour décrire l’ampleur du scandale», nous a confié, indigné, un enseignant de l’ouest du pays, qui nous a aidés à traquer ses pairs faussaires dans les archives de quelques universités dont celle de Sidi Bel Abbès, Tlemcen, Oran, Mostaganem, Tiaret, Batna.
Le constat est ahurissant ! Sans pouvoir être exhaustif, nous pouvons affirmer que le phénomène s’étend à l’ensemble des universités du pays.
Sans se risquer de diffamer nommément quiconque, nous invitons nos lecteurs, enseignants et étudiants, à mener les mêmes investigations au niveau de leurs universités respectives en se référant à la liste du célèbre bibliothécaire, le Pr Jefrey Beallde de l’université du Colorado (Denver) ou les critères établis par la Harvard Kennedy School.
«La célèbre beall’s list est attaquée par des pays émergents pour discréditer son auteur, mais il suffit de la voir accréditée par Harvard et le ministère de l’Education supérieure sud-africain, entre autres, pour valider sa véracité», commente l’enseignant de l’Ouest. Et d’ajouter : «Notre tutelle devrait organiser des rencontres nationales et régionales pour vulgariser au plus grand nombre ce phénomène et valider cette liste en particulier. Hélas, cela aurait des implications fâcheuses.
Le nombre que vous avez compté n’est rien comparé à la réalité de nos effectifs et de nos responsables impliqués. Mais qui aura le courage de dévoiler la partie immergée de l’iceberg ?» conclut-il, incertain.
Car en outre, ce honteux «faux et usage de faux» est également une voie dorée pour nombre de membres de la nomenclature administrative universitaire — si ce n’est ministérielle —bardés de grades pompeux pour légitimer l’imposture de leur promotion, selon les témoignages anonymes d’enseignants.
«Certes c’est un secret de polichinelle, mais gare à celui qui ose compromettre les plus puissants», confie notre informateur de l’Ouest.
Et d’ajouter : «Mais heureusement que tout cela est vérifiable si le ministère de l’Enseignement supérieur daigne ordonner à toutes les universités du pays de rendre publiques, systématiquement, sur leurs sites internet, les listes de leur personnel et l’intégralité de leurs travaux ainsi que les revues qui les ont publiés.
La liste des faussaires sera certes longue, mais ce serait un premier pas courageux pour réformer le système universitaire», nous confie-t-il secrètement.
Et d’ajouter : «Le savoir ne peut éclore et se développer dans un environnement institutionnel en déliquescence. Quand la gangrène atteint le cœur de l’Etat, elle se propage à l’ensemble des institutions, y compris les institutions de production du savoir.
La situation de l’université publique ne peut être améliorée durablement que si l’Etat est reconstruit, transformé en Etat de droit, faisant régner la bonne gouvernance dans tous les domaines.
C’est à cette condition qu’émergera une université nouvelle, de bonne qualité, débarrassée des scories de l’ancien monde frappé d’infirmité», espère notre ami de l’Ouest, tout en nous rassurant sur l’intégrité de l’élite de notre pays, soit-elle encore marginalisée.
Mohamed Staifi
El Watan le 11.11.15